Fernand Michaud

Ni l’air, ni l’eau ou l’invention d’une matière

par Jean-Claude Lemagny
conservateur chargé des photographies contemporaines à la Bibliothèque nationale

À propos de la série : « Les polarisateurs »

Quelle est l’importance, pour une œuvre d’art, de la matière qui la constitue ?

La statue doit-elle se soumettre à la souplesse de son bois ou à la massivité de son granit ? Vieille querelle qui n’en finit jamais, et dont nous savons d’avance que la solution ne peut s’en tenir aux extrêmes. Telle celle de l’inné et de l’acquis, pour les psychologues ou les biologistes, sa réponse doit nécessairement se trouver vers le milieu. Ce qui n’empêche qu’on en discutera toujours et qu’on aura raison, car ce sont là de bonnes occasions d’approfondir la réalité.

En photographie le problème se trouve dédoublé et redoublé. Son extraordinaire aptitude à saisir les plus fins détails de la matière donne à la photographie comme deux corps, distincts pour l’esprit, mais confondus dans un même objet, qui est l’œuvre. Le corps de la photographie elle-même, traces d’ombres et de lumières conservées dans la gélatine translucide et le poudroiement des grains d’argent. Et le corps, présent jusqu’à l’illusion, des objets représentés. La magie des images enregistrées naît de leur tension.

La série des Polarisations de Fernand Michaud, paradoxalement, ne polarise pas ces deux aspects mais au contraire les entremêle et les liquéfie. Devant quel étrange plasma sommes nous ? Au premier abord l’œil s’y perd. Il dérive. Il ne sait plus trop s’il se noie ou s’il s’englue, dans ce milieu inhabituel. Puis, petit à petit, il s’accroche et prend appui sur quelque élément qui donne structure à l’image. Michaud s’est lui-même laissé aller aux caprices imprévisibles de cet espace infiniment ductile, où les formes foisonnent. L’œil s’aperçoit qu’il y a là les courbes d’un corps et aussi, très souvent, un regard. Et que Michaud a finalement trouvé là l’occasion d’une maîtrise. Deux regards perdus se rencontrent, celui du spectateur et celui du modèle qui est dans la photo. Progressivement l’œil reconstruit l’image, et retrouve les volontés de l’artiste, à partir de ces autres yeux qui l’observent à travers l’épaisseur d’un espace d’abord confus. Les grandes zones de gris s’organisent et les passages de traînées floconneuses trouvent leur rythme.

La première idée qui surgit est celle de l’eau. Mais ce n’est pas de l’eau. L’originalité du procédé optique engendre une matière particulière qui fait beaucoup pour la beauté de l’œuvre. Et cette jeune fille n’est pas Ophélie. Elle n’est pas une noyée qui nous regarde depuis l’au-delà de sa tombe aquatique . Mais elle n’est pas non plus une nageuse dont le corps se berce ou lutte,flotte ou se détend selon les masses pesantes des remous et des vagues. Le milieu, ici, n’offre pas plus de résistance que l’espace limpide et abstrait du miroir. Et d’une certaine façon il n’est que transparence. Mais d’une autre façon il est plus dense que de l’eau, plus visqueux et plus capricieux à la fois. A la moindre impulsion il vibre, s’épand ou se rétracte en tout sens.

Dans ce grand texte trop oublié, malgré Gaston Bachelard, et qui s’appelle Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, Edgar Poe nous raconte comment un navigateur, de naufrages en naufrages, est arrivé jusqu’aux confins du monde. C’est une île apparemment ordinaire mais qu recèle des particularités étranges. L’eau, par exemple, ressemble bien à de l’eau, mais on s’aperçoit qu’elle n’est pas véritablement liquide, elle se répartit par couches qui glissent les unes sur les autres, coulent, mais sans cesse se reforment. Et Pym se demande s’il n’est pas mort, ayant déjà gagné un autre monde.

Ainsi l’effet maîtrisé par Fernand Michaud nous introduit au sein d’une matière surprenante. Elle a la légèreté de l’air et du ciel et, comme le ciel, elle se condense en traînées de nuages flottants, tantôt effilochés, tantôt s’épaississant en bancs superposés. Mais à la différence des couches de nuages, ou comme si celles-ci étaient vues soudain depuis un avion qui volerait sur le dos, cette matière ne s’étage pas régulièrement mais souvent, par une invisible torsion, se renverse sur elle-même, de sorte que nous ne savons plus où sont le haut et le bas, et que notre œil circule comme dans un espace à deux faces.

Et pourtant il y a là une consistance, sinon une résistance. Ces infinies fantaisies optiques, qui deviennent tout autant d’inventions, se meuvent dans les profondeurs d’une matière, de même que les rayons lumineux rigides traversent la profondeur des cristaux. Mais c’est ici le contraire de toute géométrie ; cette matière imaginée est sensible à la moindre impulsion, elle se multiplie en tâches et en éclats. En elle les reflets ne sont plus seulement accidents de la surface mais vie des profondeurs.

Jean-Claude Lemagny