Fernand Michaud

Ce site comme un hommage, et une nécessité

par Jacques Bon
webmestre du site

Je n’ai connu que sur la fin de sa vie et très affaibli, l’homme Fernand Michaud, qui m’était pourtant si familier depuis des années, comme un très vieil ami.

Dans les années 70-80, Fernand tenait boutique de photographie avec son épouse Odette à Civray, petite ville du Poitou où j’ai passé mon enfance : Odette et Fernand Michaud, photographes. Ils avaient pris la suite d’Alexandre Charpentier, qui avait consacré une bonne partie de sa vie à photographier les sculptures de l’église romane à côté de laquelle se trouvait le magasin-studio, aujourd’hui démoli.

Comme dans tous les magasins de photographie de province, quelques photos de mariage en vitrine à droite, (plutôt le travail d’Odette), et quelques appareils photographiques et accessoires, à gauche : la vente de matériel n’était pas leur principal souci ni activité, à une époque où dans une vie on n’avait généralement que deux appareils photos, un pour la première communion, et le second à l’âge adulte, qui durait tout le reste de l’existence. Pour le commun des amateurs, c’était encore l’époque de l’Instamatic ou la Rétinette Kodak. Le prix des premiers réflex japonais les faisait réserver aux professionnels et amateurs passionnés et on en voyait peu à Civray. Les représentants de la presse locale (Joseph Rouil, le garde champêtre, et Micheline Lancino, mère du compositeur Thierry Lancino), utilisaient encore des 6x6 bi-objectifs, Rollei ou Yashica. Le premier 24x36 réflex que j’ai vu était dans les mains du père Simonnet, dit Boule de neige, archiviste de l’Union musicale.

La première fois où j’ai poussé la porte du magasin (qui résistait fort, et il y avait deux marches à descendre), j’avais une douzaine d’années et c’était parce que j’avais cassé un petit ressort de mon cadeau de Noël, un coffret de découverte de l’optique qui proposait de monter un boitier réflex en kit. C’était le ressort de relevage du miroir. Je revois encore le bon sourire amusé mais compatissant d’Odette face à ma requête. Je n’ai pas trouvé même dans les deux quincailleries de Civray (Prost et Chandernagor) le ressort en question, et n’ai jamais pu terminer le montage de mon appareil.

Tout le monde savait à Civray que Fernand était « un artiste » réputé. Sans doute pour cela, et aussi un caractère bien trempé, passait-il un peu pour un original ; alors que Madame Michaud, oui, c’était du sérieux, une commerçante estimée et sympathique. Du moins, c’est ce que j’entendais à la maison.

C’est bien plus tard, en assistant à un concert au Musée Sainte-Croix de Poitiers, que j’ai découvert le travail de Fernand par un catalogue d’exposition qui est à ce jour mon livre de photographie le plus fréquenté, et le plus indispensable. D’abord, parce que la première fois que je découvrais du Noir et Blanc qui n’était pas simplement gris comme ce que l’on voyait dans les magazines ou les photos de famille, mais qui portait en lui une véritable musique, une vibration : le travail d’Odette, et ses alchimies au sélénium, or et platine, dont elle était avec Denis Brihat et les Sudre à l’époque, une redécouvreuse.

Et puis, ces portraits de gens dont je découvrais seulement les noms (Kertesz, Bausch, Planchon...) mais qui semblaient pourtant connus, et ces nus, qui me dérangeaient et m’interrogeaient. Peut-être parce qu’ils me renvoyaient aussi aux portraits des arrière-grands-parents, accrochés haut dans le couloir de la maison de mes grands-parents, et qui me faisaient un peu peur lorsque je devais le traverser seul le soir. Comme des fantômes. Mais les portraits de Michaud ne sont pas fantomatiques : vivants, charnels (Doisneau, semblant jaillir du cadre), et pourtant comme si le photographe voyait derrière le visage, le masque, la vie et peut-être déjà et surtout, pressentait la mort (Kertesz, tel la statue du Commandeur).

En fait je ne comprenais rien à ces photos (il faut dire aussi que je ne connaissais à cette époque, comme noms de photographes, que David Hamilton) mais elle me fascinaient littéralement. Et si je pense les comprendre mieux aujourd’hui, la fascination n’en est que plus grande.

Je n’ai jamais osé à l’époque, leur en parler. Intimidé aussi par les grands et beaux portraits exposés non pas dans le magasin, mais dans le couloir qui menait au studio de prise de vues, où trônait encore une antique chambre grand format en acajou (que j’ai retrouvée dans le bureau actuel de Fernand), et où on allait annuellement pour des identités. On y reconnaissait des gens de Civray : Jacques Bernier, le président du Foyer des jeunes, et sa fille Nathalie. Une autre copine avec qui je faisais de l’escrime, et qui a été aussi modèle de Fernand pour de nombreux nus ; sa mère (et le portrait de celle-ci se confond dans mon souvenir, avec ceux de Pina Bausch, Carolyn Carlson, Lucinda Childs). Tout cela était troublant. Avec le recul je pense que c’est la peut-être la gravité des portraits de Michaud, qui est l’impression qui toujours me saisit, quand je regarde ses images.

Plus tard je me suis mis aussi à la photo. Mais j’achetais plutôt mes pellicules, comme mon premier appareil-photo (un Minox) chez l’autre photographe du bourg, Jean-Paul Lancino (l’autre fils, donc, de Micheline...) – car à l’époque, une ville de 3000 habitants pouvait faire vivre deux artisans photographes et leur famille, voire un employé. Celui du studio Lancino était un ancien copain d’école, et je pouvais parler photo longtemps avec lui, chose que je n’aurais jamais osé faire – à tort, je le mesure maintenant – avec Odette ou Fernand, qui avaient l’âge de mes parents, le prestige du Maître photographe européen, et les grands portraits vibrants dans le couloir. La distance était trop grande, de même qu’aujourd’hui je ne me hasarderais pas à aborder un grand musicien au motif que je pianote aussi un peu.

C’est seulement après avoir appris les bases du tirage photographique, chez les Sudre, et au prétexte de transmettre leur bonjour, que j’ai enfin osé repousser la dure porte, descendre les deux marches, et montrer mon travail ; mais je n’en menais pas large. Fernand n’était pas là, mais Odette m’avait reçu avec la même gentillesse que pour le ressort cassé quelques années avant. Et dit quelques jours plus tard que Fernand avait apprécié mes photos, et qu’elle-même trouvait les tirages soignés... joie et fierté, il me semblait que cela signifiait mon admission dans la famille des Photographes, des vrais.

C’était toute notre histoire. Jusqu’à ce qu’Internet nous relie à nouveau, des années plus tard par l’intermédiaire de Maury Perseval, dont il faut maintenant évoquer la mémoire. Maury était un vieil ami des Michaud, excellent photographe lui-même, qui tenait un photo-blog très sensible, le Journal d’un monomaniaque. J’aimais beaucoup son site, le suivais fidèlement au jour le jour, et sans jamais nous rencontrer nous avions sympathisé. Maury avait conçu le premier site de Fernand, un page perso Wanadoo, elle datait un peu dans sa conception et passait mal sur les navigateurs récents.

Maury est disparu subitement en 2009 ; j’ai pensé que reprendre son travail était une façon de le continuer et lui rendre hommage, en même temps qu’un immense bonheur et honneur pour moi, qu’Odette et Fernand, acceptent de me confier cette tâche. Et c’est désormais principalement par courriel et autour de ces pages (mais nous nous sommes tout de même retrouvés « real life ») que se continue la conversation amorcée il y a trente ans dans la petite boutique à la porte dure, et aux deux marches, à cause d’un ressort cassé.

Restituer les somptueux tirages d’Odette en images compressées de 600 pixels de large, scannées le plus souvent d’après des livres et catalogues plus ou moins bien imprimés (mais aussi parfois d’après les tirages originaux, et le bonheur de les recevoir, et les manipuler), c’est évidemment comme écouter Le Sacre du printemps sur un magnéto-cassette des années 70. Je ne suis pas un vrai webmestre : comme le premier site de Maury, cela reste un site amateur, qui n’est certainement pas dans sa réalisation, le site que mériteraient ces deux artistes.

Mais il fallait bien faire quelque chose pour qu’il soit possible à quiconque de découvrir ce talent et cette personnalité rares, cette vie entièrement vouée à la photographie et aux autres, des plus humbles (La Voiture à chiens) aux plus prestigieux (Malraux). Une œuvre exigeante, puissante et sans concession à la mode, la facilité, la recherche d’une gloire facile. Une ascèse. D’où ce site, fait avec peu de moyens, mais comme disait François Béranger : « avec les tripes, et ce qu’il y a dessus, je n’ose pas dire le nom parce que c’est ridicule ».

Jacques Bon http://www.cafcom.net, 2009, révision 2020