Fernand Michaud

Brenne secrète

Jean-Marie Laclavetine
écrivain, éditeur

Texte du livre Brenne secrète avec photographies de Fernand Michaud

Brenne secrète : c’est presque un pléonasme. On n’approche pas facilement de cette contrée (à moins d’être un cormoran, espèce désastreuse qui profite de la protection officielle pour proliférer dans les coins les plus inattendus de la campagne française, loin des rives océaniques que leur assignent pourtant la tradition et la bienséance). Mille étangs selon la légende, sans doute davantage, puisqu’ils s’en crée de nouveaux chaque année. On peut parcourir les routes entre Mézières et Rosnay, Saint-Michel et Migné, sans pouvoir se faire une idée de l’identité profonde de ce pays de terre et d’eau. Non seulement parce que les recoins les plus intéressants sont difficilement accessibles, mais aussi parce qu’on ne peut les atteindre et les connaître que si l’on est guidé.

C’est qu’une région n’est pas réductible à ses paysages, fussent-ils aussi forts, aussi prenants que ceux de la Brenne. Une région, c’est avant tout des hommes et des femmes, un écheveau de relations sociales dont le tissage séculaire façonne la géographie. Rien n’est naturel, dans la nature. Le paysage de la Brenne a été conquis sur les marécages par des moines vaillants et optimistes. Il est entretenu aujourd’hui par une population peu nombreuse mais bien consciente du trésor qu’elle a entre les mains.

J’avais naguère longuement parcouru cette région à pied ; de la Mer Rouge à la Gabrière, en passant par une foule d’endroits moins connus, j’y avais observé, muni des optiques adéquates, toutes sortes de bestioles rares et intéressantes. Mais les autochtones sont plus discrets que les bécasses ou les courlis ; difficiles à observer ils savent à l’occasion montrer les dents si vous empiétez sur leur territoire. Et j’aurais été bien en peine de décrire le caractère du Brennou moyen, hormis celui, plutôt rigolard et disert, d’un ouvrier agricole rencontré par hasard dans une ferme en ruines, qui nous avait donné un aperçu de la vie locale. Un jour il avait été pris en chasse par un cerf furieux, et n’avait dû son salut qu’à un arbre qui, passant par là, lui avait tendu une branche secourable. Des heures perché là-haut, à attendre que l’animal se lasse de donner du cors et du sabot dans le tronc... On vit près de nos amies les bêtes, par ici — ce n’est pas Fernand Michaud ancien grand chasseur devant l’éternel, qui me contredira. Mais je n’ai guère fait d’autres rencontres marquantes lors de mes premiers passages. Je conservais le souvenir d’une terre poignante de mélancolie, le sentiment d’une solitude acceptée par force, tant la place de l’homme est réduite dans ce Yalta impitoyable où la terre, l’air et l’eau se partagent le monde.

Aussi, lorsque Fernand Michaud m’a montré ses photographies de Brenne, j’ai eu immédiatement l’impression qu’il me permettait de contempler ce qui m’avait été jusque-là refusé : le visage, les visages plutôt, d’une Brenne où les fuligules et les hérons pourprés cèdent la place à une faune plus compliquée, et peut-être bien plus sauvage : la Brenne des humains. Au-delà de la perfection formelle des prises de vue (à laquelle le talent d’alchimiste d’Odette Michaud, qui effectue les tirages, n’est pas étranger), ces images donnent accès à une société fortement marquée par des rituels, des codes complexes, des matières d’être et de dire qui ne se rencontrent pas ailleurs. ll faut avoir assisté à une pêche d’étang, par exemple, pour sentir plus précisément quelle sorte de relations les humains tissent ici entre eux et avec leur environnement.

Rendez-vous avait été pris à l’étang des Trois-Terriers (ne le cherchez pas sur une carte, il n’y figure pas : Brenne secrète, on vous dit... ), à huit heures, un matin de février. C’était une de ces aubes d’hiver triomphantes où le printemps semble avoir été invité en vedette surprise. Dans les premières lueurs d’un ciel sans nuages, on voyait luire la vase de l’étang à sec, qui bientôt allait prendre des reflets de vernis rose. Au loin, les grands totems clignotants de la base militaire de Rosnay (Brenne très secrète...) veillaient avec bonhomie sur le bon déroulement des opérations. Une quarantaine d’hommes en ciré étaient là. Certains, déjà dans l’eau, tendaient le grand filet dans la fosse semi-circulaire, proche de la bonde, où les poissons tenaient congrès.

On n’entend qu’eux - pas les hommes, les poissons. Une grande rumeur de papier froissé envahit l’air froid. L’eau bouillonne, cisaillée par des milliers de nageoires. On ne sent qu’eux, aussi : une odeur puissante de fraîchin, pareille à celle qu’on ramène sur soi au retour des parties de pêche. Au-dessus de la bonde, les tables de tri sont prêtes. Au signal, les hommes munis de filanches, filets individuels montés sur un arceau d’aluminium, commencent à ramasser les poissons, et les déversent dans des caisses que d’autres hommes remontent jusqu’aux tables, où l’on sépare les bêtes selon leur taille et leur espèce. On les pèsera ensuite, avant de les charger rapidement dans les bacs spéciaux des camions de la pêcherie garés à quelques mètres.

Un pêcheur vient de trouver un superbe amour blanc, dans sa cuirasse scintillante de bronze et d’or. ll le tient un moment contre son ciré comme un nouveau-né, avant de le relâcher doucement. Autour des tables, tandis que les mains s’agitent, les potins circulent. Ça cause ! C’est que la pêche d’un étang est une fête, à laquelle la plupart participent bénévolement. À dix heures, une fois le grand filet vidé de ses plus gros poissons (essentiellement des carpes, une bagatelle de six ou sept tonnes), on se réunit pour une pause autour des braises où cuisent des boudins. Le vin, s’il en était besoin, délie les langues. On donne des nouvelles du copain qui vient de se faire pincer par le garde-chasse pour avoir tiré par inadvertance sur un nid de cormorans. Grand massacreur de poissons, le cormoran est devenu la bête noire, c’est le cas de le dire, auprès de qui le héron glouton fait figure d’anorexique. Le tonnerre des canons-épouvantails vient à intervalle régulier rappeler que nous sommes en guerre.

Il faut aller vite, car entre sa sortie de l’eau et son arrivée dans les bacs, le poisson doit séjourner le moins de temps possible hors de son élément. Les pertes sont pratiquement inexistantes — si l’on exclut quelques poissons-chats dédaigneusement jetés sur l’herbe, qu’un gamin récupère pour les faire griller sur les braises. Tous les gestes sont spécialisés, et l’ensemble des mouvements est réglé comme un ballet. Le grand filet se resserre peu à peu, jusqu’à la dernière carpe. On va pouvoir ensuite passer aux filets de maille plus fine, pour les gardons et la friture (encore cinq ou six tonnes de plus). Alors que les grosses mémères, sur les tables de tri, donnaient un concert de castagnettes, grandes claques sonores contre le bois mouillé, les gardons se répandent sur les planches avec la fureur de I’argent en fusion. En bas, dans les filanches, la friture bouillonne : chaudrons de sorcières dans le matin qui se réchauffe. L’air est griffé de vols d’oiseaux.

Sur les camions, les cuves surpeuplées se mettent à mousser comme des lessiveuses. Tout à l’heure, les poissons iront rejoindre les bassins de la pêcherie, avant de partir vivre leur vie, si l’on peut dire, en Allemagne ou dans les rivières de France.

Dans un décor de carte postale, soleil rubis et vols de mouettes, on n’a pas vu passer les heures. Ce qui étonne, outre la bonne humeur de tous ces gens qui pataugent dans l’eau glacée, c’est la façon dont s’ordonnent les relations entre les différents acteurs de cette pièce immémoriale. Les « pêcheux ››, pour la plupart des paysans des alentours, ne manqueraient pour rien au monde une pêche d’étang (entre octobre et mars, les occasions ne sont pas rares) ; ils repartiront tout à l’heure avec un brochet et une tanche bien roulés dans un sac plastique. Le propriétaire de l’étang, souvent venu d’ailleurs — car il faut, pour assurer l’entretien d’une ou plusieurs pièces d’eau, disposer de moyens que les Brennous n’ont généralement pas —, dispense ses sourires, ses encouragements : on le sent enchanté d’une plongée dans un monde rude, épais, charnel, qui le change sans doute de ses fréquentations habituelles. Le patron de la pêcherie enfin, qui commercialisera les poissons, surveille attentivement le travail des équipes, la qualité du poisson. La pesée est vérifiée par les deux parties concernées — et l’on sent que, malgré les plaisanteries et les sourires, l’affaire est sérieuse. C ’est l’occasion d’une rencontre entre classes sociales qui, le reste du temps, ne se pratiquent guère ; on se reconnaît, on se jauge, on apprend à se connaître sans se mélanger ; et sans doute l’équilibre « politique ›› de la région repose-t-il en partie sur ces rituels si particuliers.

Cette atmosphère unique, Fernand Michaud a su la saisir. Il lui a fallu de la patience — cinq années d’observation, de visites régulières aux amis brennous Marc et Eliane Retaud (mais cela, ce n’est pas un devoir : plutôt une récompense !) , une grande finesse dans la compréhension des rapports étranges qui se nouent entre gens de Brenne autour de la vie des étangs ; quelque chose, enfin, qu’on pourrait appeler de l’amour. Car il ne faut pas croire ceux qui vous disent qu’on prend des photos avec des appareils. On les prend uniquement avec le cœur.

Jean-Marie Laclavetine