Fernand Michaud

Musée Sainte-Croix, 1984

Danièle Boone
journaliste, photographe, écrivaine

Carolyn Carlson, une main sur le front regarde droit devant elle, sans peur. Cette main ne paraît pas lui appartenir. Elle semble plutôt vouloir repousser la franchise de ce regard qui sait la vie, qui sait la mort. Celui de Roger Planchon est perplexe. Celui d’Hubert Nyssen évoque une réflexion interrogative grave. Ceux de Jean-Pierre Sudre, de Jean Dieuzaide, de Denis Brihat ou de Bruce Davidson sont observateurs, parfois amusés. C’est que le regard est le miroir de l’âme et que la photographie capte l’instant dans toute son authenticité. « Faire un portrait, dit Fernand Michaud, c’est choisir un regard, un millionième de vérité pour l’éternité ». De fait, le portrait reste après la mort comme pièce à conviction de l’existence du modèle. Baudelaire subsiste par les photographies de Nadar et de Carjat. Par glissement, ils sont même devenus les référents et on se surprend a exprimer par rapport à eux la ressemblance ou non d’une sculpture ou d’un tableau représentant le poète. Cette particularité du portrait photographique existe également lorsque le modèle est vivant. Celui-ci finit par se dissoudre et n’exister que sous cette forme idéale d’autant plus que le temps altéré son apparence concrète. Ainsi, le modèle est détruit par son image même et c’est sa photographie qui devient le référent, c’est-à-dire le point de comparaison. Les portraitistes ne seront jamais assez conscients de ce que les photographies qu’ils produisent, si puissantes, si touchantes, si fortes qu’elles soient, donnent toujours leur objet comme s’il n’était pas. Fernand Michaud lui, le sait. Pour cela, il ne prétend qu’à ce « millionième de vérité » celui qu’il a perçu, celui qu’il a provoqué, celui qui est sien.

Pour faire un portrait, Fernand Michaud demande deux heures à ses modèles. Ce temps est nécessaire pour amener les individus en face de lui à se confier et surtout à oublier l’appareil photographique. ll les guide en menant tambour battant, une conversation touchant les sujets les plus divers, des plus anonymes aux plus intimes. On connaît l’importance du langage aussi est-il superflu de dire que l’expression des regards dépend de ce qu’il dit, de ce à quoi il les conduit à penser. La série des portraits de gens de théâtre est très différente de celle des portraits de photographes. On sait qu’enfant, Fernand Michaud voulait devenir comédien mais il dut choisir un « vrai » métier et devint photographe. Pourtant le théâtre appartenait à sa vie et, il y entra en 1969 en commençant l’archivage du Festival d’Avignon. Plus tard, en 1980, après avoir réalisé plus de trente-cinq mille clichés, il en fut nommé le photographe officiel. Avec les gens de théâtre, il entretient un rapport a la fois de complicité et de fascination. En faisant leur portrait, il interroge surtout les initiés au mystère de la création, c’est-à-dire de la vie et de la mort. La majorité des portraits réalisés pendant l’été 83, portent en eux une interrogation grave et pressante, la propre interrogation de Fernand Michaud. Il avoue d’ailleurs ne jamais avoir été aussi loin.

Le choix d’un individu est toujours important. Dans l’œuvre de Michaud, il est sans doute l’un des moments clefs. Pour les portraits, le choix se situe à trois niveaux. D’abord, il choisit la personne qu’il va photographier. ll choisit ensuite l’orientation qu’il va donner au dialogue afin d’obtenir ce qu’il pressent de l’individu en face de lui. Enfin, il choisit entre les deux ou trois négatifs qui demeurent après une première sélection car, faire un portrait, c’est décider d’une image et d’une seule. Ces trois moments se complètent pour aboutir à une certaine vision qui caractérise l’œuvre de Michaud et qui la rend reconnaissable entre toutes. Mais si le choix pour Michaud est si crucial, c’est qu’il est intrinsèquement lié a sa vie d’homme libre. Certes, l’homme libre est libre non pas de toute détermination mais de par ses déterminations elles-mêmes et la liberté plus que libre n’est pas une profession. C’est une vocation et, ce qui importe au fond, n’est pas la liberté, mais c’est d’agir librement.

L’adverbe, autrement dit, la manière intentionnelle, fait l’acte libre. Toute la vie de Michaud prouve son existence d’homme libre. Si son œuvre, rétrospectivement, s’affirme comme une unité, il n’a jamais été de ceux qui s’arrêtent dans des habitudes. Avant de photographier le théâtre et ses acteurs, il a été photographe de mariage, de mode, industriel, touchant a tout pour savoir et aller plus loin. Bien sûr, il sait que tous les possibles qui sont l’essence même de la liberté, s’anéantissent par l’élection de l’un d’eux. C’est la tragédie du choix mais c’est aussi ce qui explique son importance. Par ailleurs, les éléments qui le déterminent s’enrichissent des souvenirs toujours renouvelés qui composent la continuité inexhaustible du vécu. En d’autres termes, c’est l’ensemble des choix d’un individu qui fait la particularité de sa vie ; c’est pourquoi d’ailleurs, Fernand Michaud ne peut séparer ses photographies de sa vie. Alors, pour les expliquer, il se raconte.

Le choix intervient également lorsque Fernand Michaud photographie une pièce de théâtre. Pour lui, il n’est pas question d’effectuer un simple reportage de ce qui se passe sur la scène mais bien d’en donner son interprétation. ll a excellé avec les chorégraphies-théâtre de Pina Bausch, Kontakthof et 1980 et, a recidivé aussi brillamment avec Walzer et Nelken données cet été 83 a Avignon. L’univers violent et destructeur de Pina Bausch est extraordinairement riche aussi bien dans la forme que dans le fond aussi fallait-il bien le sentir pour pouvoir se I’approprier. Walzer commence par une visite touristique et s’achève sur une naissance. On y voit des femmes en robes soyeuses mal fichues et talons trop hauts et des hommes en costumes étriqués et cravates trop larges. Nelken dispose dans un vaste champ d’œillets, la solitude, les violences et les douceurs de l’amour. Des hommes en robe-corolle trop étroite dégrafée dans le dos, un autre en costume noir, un autre encore en smoking, des femmes dans leur robe démodée et des cascadeurs constituent la troupe. Dans l’une comme dans l’autre, il est question de la difficulté des rapports humains. Elles ne transmettent cependant pas une atmosphère de destruction totale et, même s’il faut chercher, on y trouve des moments d’espoir. Dans l’ensemble des photographies réalisées par Fernand Michaud, la référence à la chorégraphie de Pina Bausch est à la fois parfaitement claire on reconnaît Walzer, on reconnaît Nelken et, en même temps, l’histoire est mise au second plan de façon à ce que ces photographies s’imposent elles-mêmes en tant qu’images par tout un jeu graphique et plastique qui s’exerce en dehors de l’histoire même et qui n’appartient qu’à Michaud. Le cadrage y est déterminant car il met en relief un fragment particulier de la réalité et donne donc une vision de l’espace scénique différente de celle du spectateur qui lui, ne peut voir que d’une seule place, sous un angle de vue constant et de plus, en cherchant à appréhender la totalité du spectacle.

Cette relecture de Pina Bausch passe donc par une fragmentation de la réalité chère a Michaud. On la retrouve exacerbée, dans ses nus où l’image fonctionne souvent à son seuil minimum de lisibilité. Elle donne en effet à voir un objet qui, découpé de l’ensemble auquel il appartient finit par ne plus exister que comme une entité autonome. Cet univers des nus qui semble avoir lâché le réel pour le rêve, l’objet du désir pour le désir sans objet, apparaît à le bien considérer comme un univers sans complaisance où le corps féminin est pris dans sa réalité la plus crue. En fait, le regard de Michaud procède comme le souvenir, par instantanés qui prélèvent dans le temps vécu des instants insolites, d’où cette constance a être dans une zone intermédiaire entre le constat et la poésie. Toutefois, par le cadrage, par l’exploitation de la matière – le grain de la peau – Fernand Michaud crée des paysages. Chaque vue partielle de la nature ne peut être considérée comme un paysage. Seule l’atmosphère qui s’en dégage fait la différence. Celle-ci n’est pas une donnée objective mais provient de la personnalité de son créateur. Ainsi, on s’apercoit vite que, si différents soient-ils en apparence, les portraits, les photographies de théâtre et les nus émanent d’un même individu et transmettent une même émotion.

Dans une photographie, aucun millimètre carre ne reste neutre et c’est même une exigence que chaque particule soit expressive. Odette Michaud qui depuis trente ans tire les photographies de Fernand, le sait bien et, elle a pour cela depuis longtemps dépassé son maître dans l’approche de la perfection. On ne redira jamais assez l’importance du tirage dans la photographie d’autant plus qu’il est rare d’atteindre la même qualité et pour la prise de vue et pour le laboratoire. Bien souvent, le photographe et le tireur forment un duo qui se comprend a demi-mots. Odette et Fernand se complètent l’un l’autre à chaque instant de leur vie. Ensemble donc, ils nous offrent ces photographies mais Odette insiste : « Je ne me mêle jamais du choix de Fernand. » Elle ne fait qu’en approfondir le sens et en exalter la perspicacité en trouvant l’infime nuance qui fait la différence. Alors la photographie chez Fernand et Odette Michaud, c’est aussi une histoire d’amour.

Danièle Boone. Paris, février 84